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A propos des Solitaires par Eric Dadoun, 2016

 

 

 

Gilles LAFFON est un écrivain singulier. Il s’ensuit que son livre présente de multiples caractéristiques très adroitement présentées : à la fois il adopte le ton de la prophétie, du moraliste, de la référence à un réel affiché mêlé à un réel imaginaire ; d’un rêve qui arpente le quotidien. Le narrateur sait que la beauté vient souvent de situations banales au premier abord ou prise au pied de la lettre, lorsqu’un mot, une expression est remotivée, réincarnée. Ici, jamais rien de démesuré ou de grandiose, surtout pas d’emphase : il faut descendre de la paille, abandonner la prétention d’être plus que soi, c’est-à-dire, vivant. Si Gilles LAFFON rejoint les moralistes classiques, c’est par des voies personnelles : il trouve une sorte d’équilibre instable qui permet de tenir, voire d’avancer, entre amusement triste et désabusement forcé.

Il y a des vaches et de la boue mais ce n’est pas  un  roman  du terroir. Il y a une collection d’animaux mais ce n’est pas un bestiaire. Au milieu des mammifères, des oiseaux, la vie se déroule dans un espace rural ou toute allusion à la vie moderne est dénoncée comme futile sans que soit loués pour autant les affres du passé. Si les thèmes débutent par une circonstance précise, ils se développent par digressions. Le narrateur a un passé qui ressurgit en la présence d’un enfant difficilement et définitivement nommé. Ses propres souvenirs l’invitent à revisiter des lieux qu’il a connus jadis ; c’est l’occasion de penser reprendre sa destinée en main et accepter qu’elle ne le mène pas là où il souhaiterait qu’elle le conduise. Ainsi pour échapper à l’ennui, peut-être, chaque instant est exacerbé, tandis que viennent s’intercaler des portraits, tandis que la mort presse.

Les liens ténus entre les paragraphes suivent implicitement des brèches ouvertes par la pensée ; ainsi cohabitent le travail, la présence de la mort, une perception de l’écoulement du temps… une aimantation ! Chaque page peut faire sa trajectoire autonome, plus ou moins brisée, elle ramène toujours à la perte centrale et à la tension qu’elle génère : la nécessité d’un silence final en corrélation avec la parole plus solitaire que jamais ; la solitude est le murmure du troupeau. Pages, auxquelles on revient volontiers, à cause de l’évocation, en bribes illustrées savamment ménagées, de thèmes si proche de nous, et que justement, restitue mélancolique-ment cette parole.

L’éventail de son questionnement est largement ouvert en passant par des dizaines de références culturelles (de la peinture hollandaise aux scènes champêtres où galantes à l’énumération des oppositions de titres d’œuvres littéraires), une sorte de concentré de mémoire où les sentiments naturels et simples liés à l’enfance voisinent avec les visions liées à la mort (les natures mortes). Cette mémoire vise essentiellement à les saisir comme objets de questionnement et de sens. Au fond, les questions importent plus que les réponses, et c’est de cette incertitude que le texte tire son originalité et sa poésie.

Si « l’art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité » (Nietzsche), on peut effectivement lire, ces phrases comme de la poésie et les prendre chacune au sérieux pour leur éventuel contenu de vérité. La lecture de cette prose-poétique, fleuretant avec l’aphorisme, est semblable à la vague, à la pointe de laquelle flotte la pensée. Il faut accepter de se laisser emporter, voire bousculer par le texte. L’instant poétique est bien une forme de dépassement du quotidien qui  pénètre dans le  méta-physique par la profondeur et la disponibilité des sentiments. A la fois victime et rebelle, la parole qui se grise et se saoule s’arrête de dire quand ça lui chante (des fins de phrase restent inachevées, ainsi que la ponctuation des para-graphes jamais achevés) et le sens s’égare rattrapé in extrémiste par une question qui le relance justement.

Cette écriture qui ouvre, sous ses apparences de fermeture (clôture), des pistes dans les îles broussailleuses de la pensée, est une écriture de poète philosophe au quotidien qui, ne cesse jamais d’être, avant tout, humain parmi les humains, et de travailler à comprendre sa place. Il y a bien ici le Gilliatt d’Hugo : « Gilliatt était à la besogne au point du jour ». On retrouve bien évidement la mer au travail, avec le rythme pulsionnel de la vague à chaque paragraphe, vide, plein, vide, plein. L’écriture de Gilles LAFFON est comme une houle sous la trame du poème-prose. Ainsi, jour après jour, nuit après nuit, le narrateur égrène des prières-poèmes, comme des mots; enfile les uns après les autres, les uns aux autres, des perles sur un collier aux reflets sou-vent sombres. Il écoute en lui ce souffle qui le maintient encore un peu en vie et qui déjà le relie à l’autre souffle, celui qu’il nomme l’insaisissable ange. L’auteur est un croyant à la foi passa-blement  athée, difficile à cerner. « On » pourrait comprendre le livre comme un petit traité philosophique sur le rien, l’amour, le temps, l’existence, le bonheur et l’effacement du sujet. Il ne reste donc que la littérature pour combler cette béance.

Cette béance est occupée par une parole riche tellement présente qu’on se laisse bercer et le sens qui demeure toujours un peu comme caché, voilé, nous importe moins que cette berceuse qui va chercher nos peurs, nos doutes, tout ce qu’on ne sait pas trop dire. Et la parole, envoûtante, enveloppante, telle une comptine incantatoire, nous berce. Cette parole où les interrogations sur le bonheur et la mort comme pile ou face, un envers ou un endroit de nos existences, s’exprime. Cette parole porte, parle, secoue parce qu’elle s’écrit avec la voix du monologue. Ce monologue nous mène jusqu’à un point de non retour (la mort) mais toujours accompagnée, jamais abandonnée dans la nature (la fôret). Autrement dit, la multiplicité des scènes configure l’absence et tout à la fois les retrouvailles avec soi-même.

C’est le choix de l’auteur d’utiliser, com-me à sa place, cette parole et d’en faire même le personnage principal. La parole est celle qui raconte, puisque précisément elle retrace « l’histoire de cette parole ». Le coup de force du livre ici tient au fait que la parole est confiée à la parole elle-même. Elle personnifie elle-même la parole poétique à l’intérieur du monologue, l’introduit comme intermédiaire privilégié d’une autobiographique. Cette parole exprimée est en effet une sorte de tiers inclus délicatement dans le récit de soi. Par l’écho de cette parole qui se charge d’elle-même, tout ce qui se dit dans ce livre (souvenirs, enfance, figure du père, difficulté dans la relation filial, etc.) prend alors une dimension et des proportions considérables. Le procédé de la parole répétitive, stance, tout comme l’énumération rend cette impression encore plus intense. Lire cette parole, c’est déceler les événements qui portent en eux le poème avec toujours cette approche du réel en petite touche où les phrases bifurquent sans prévenir, où le lecteur est en permanence déstabilisé de son confort de lecteur, embarqué là où il n’avait pas prévu d’aller. Libre à lui de continuer sur sa lancée et de prolonger son propre poème, il sait maintenant que cela chemine en lui-même.

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