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Gilles LAFFON
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A propos de « La courbe d’un amour sur le satin d’un sein » Deux cent soixante cinq notes pour une poétique de l’Amour, par Michel Rousselot
Nous sommes sollicités pour lire des manuels, des essais, et même des recettes sur l’amour, cela à qui mieux mieux. Ce qui manque à ces abondantes productions c’est la justesse sensible. Mais voici donc un livre magnifiquement écrit où la thématique de l’amour fait feu de toute prose à la lisière de la poésie autant qu’à celle de la réflexion existentielle.
Certes, la poésie métaphysique est un genre difficile et fuit. Mais c’est ignorer que son objet (la nature même de la présence, l’intimité de l’espace et du temps) est l’assise dernière de tout monde, et la borne intérieure de toute exploration. Voir en cela Valéry (Agathe), Mallarmé (Tombeau pour Anatole) mais aussi Artaud ou même Bobin, c’est se réjouir que grâce à la poésie l’expression voit le jour et grâce à la métaphysique le tout devienne familier.
Dans son incessant questionnement, entre métaphysique et poésie, Gilles Laffon procède selon une méthode qui vise à creuser, en reprenant à la fois le mouvement de la vrille et celui de l’escalier. Les notes comme enchaînements conduisent le lecteur dans une spirale qui donne souvent l’impression qu’elle l’enferme au sein d’une profonde réflexion comme la note 112 « Le temps est une idée qui nait dès que le jour se lève et que le soleil s'élève. L’amour, lui, est au-delà du temps ; il existe, même en l'absence de durée. La durée est une façon de mesurer son abandon »
Il y a dans le livre une sorte de cérémonie de noce, non voulue d’emblée mais dans lequel les protagonistes se trouvent entraînés (ce déroulé est présenté à la fin du livre sous forme d’un long poème en prose en guise d’envoi). Le travail qu’accomplit l’auteur sur cette matière, organisé sous forme de prose mais qui va petit à petit lui imposer la poésie, sous-tend le propos et même donner le titre de l’ouvrage (La courbe d’un amour sur le satin d’un sein, p.104 de l’envoi) que l’on pourrait appeler aussi : le rêve d’amour, l’amour immédiat, l’éloge de l’amour, l’incantation de l’amour…
J’ai été frappé par cette imbrication de la sensation et de la pensée qui forme un tout (alchimique ?), « On ne perçoit que des fragments d’amours, des bouts, des morceaux ; jamais leur lumière » nous dit l’auteur. Ce tout se compose avec des références comme par exemple, HB dit S pour Stendhal et des allers-retours qui se croisent, mais chacune des 265 notes est d’une unité indépendante ; elle n'est pas soumise à un dessein unitaire dont elle tirerait son sens. Les fragments s'isolent et surgissent à neuf. C'est ici l'invention même qui domine, d'où leur aspect parfois énigmatique. Ce sont aussi des « moments » ou des « impromptus », une plénitude dans le minimal, due au raccourcissement que lui apporte le texte, lui-même déjà réduit à une note. Les notes sont dans le texte et le texte est dans les notes. Mises bout à bout sans être unies les unes aux autres, elles permettent la dissection minutieuse et sans limite de la pensée sur l’amour comme l’annonce la note 66 « L’amour est un univers supplémentaire »
Rien n’est dit qui ne soit repris en bas de page, en note, qui soit également questionné. Rien n’est dit qui ne soit l’occasion de développement d’idées nouvelles, autre texte dans le texte où viennent s’intercaler des poèmes ou des montages de poèmes, dont les liens ténus quelque fois n’en sont pas moins sensibles et profonds.
Ecrire ne serait que chercher à dire ce qui pourrait être dit autrement, ce qui se transforme et perpétue le dit lui-même. C’est là, la liberté de l’écriture. La note ici, précède-t-elle le texte où l’inverse ? A mon avis elle est ici une ouverture par laquelle le texte se fait texte. L’amour serait-il un état que l’on arriverait à lire que dans les notes, en marge, et qui fournirait ainsi la possibilité du texte ? Lorsqu’une note est entraînée hors du texte, il ne lui reste plus qu’à devenir l’affirmation de son propre texte. Nous citerons ici pour illustrer notre propos Diderot qui nous dit que « le mot n’est pas la chose, mais un éclair à la lueur duquel on l’aperçoit » Cette énonciation a le même sens dans l’acte poétique.
Il s’agit non pas de chercher uniquement un sens, mais de suivre ce que l’écriture dit, ou ne dit pas, de la recherche de ce sens et d’en jouir, comme ce passage :
« Les gouttes se relaient, les amours se confondent
Les gouttes au-dessous du pont font un fleuve de rien
Les étoiles au-dessus des maisons perpétuent les occupants »
Les notes jetées comme des pierres en ricochets aboutissent à des morceaux de justesse, de sensiblité, d’intelligence vertigineuse. Elles articulent et complètent les sensations, tous les souvenirs en une sorte d’hymne à l’amour vivant et vital évoqué dans la note 199 « Le cœur est pendu à ce qui noue l’amour. Le cœur est accroché par les racines de l’amour »
Cet amour ne s’adresse à personne en particulier. Ce texte est la bouteille à la mer dont parle Paul Celan à propos de la poésie. Elle ne s’adresse à personne ou autrement dit, à tout le monde. Il ne nous appartient pas de savoir à qui, où et quand. En effet, « L’amour ne meurt pas, il reste un moule prêt à recevoir un autre amour », nous dit l’auteur dans la note 97.
L’auteur garde l’amour intransigeant de l’écriture, puis un amour absolu formulé par une condensation des sens et de connaissances. Cette démarche faite de gratitude envers l’aimé(e) parle de sincérité, du vivant, de l’humain, de la conscience, de l’aujourd’hui mais aussi de l’hier, de l’avant. Peut-être faut-il avoir connu cela, remonter de très bas et de très loin pour éprouver l’amour en même temps que la fragilité de soi-même. En tout cas, il n’y a pas de grande poésie sans cette arrière-pensée d’un amour toujours surmonté. A propos de l’indispensable sincérité de l’auteur cette remarque de Wittgenstein « quelqu’un qui ne ment pas est déjà suffisamment original » sied parfaitement à notre sujet.
Il y avait avec le p’tit Antoine, dans le précédant livre de Gilles Laffon (les Solitaires du Troupeau) la force poignante des sentiments d’un père ne pouvant achever une lettre figurée par une clôture de mots. Nous lisions alors l’impuissance à dire commune à Mallarmé dans le « Tombeau pour Anatole ». Ici, vouloir écrire l’amour c’est affronter le langage encore plus directement. « Nous savons que l’écriture ne compense rien, ne sublime rien » Nous dit R.Barthes dans le Fragments d’un discours amoureux, c’est sans doute la raison pour laquelle Gilles Laffon profère souvent des sentences brèves qui sont de purs joyaux com-me dans les notes suivantes :
- A l’amour le doute, à l’homme les certitudes (note 29)
- Un amour dépossédé de sa solitude est un amour pris au mot (note 39)
- L’amour se souvient de l’infini (note 90)
- L’amour est un pamphlet contre la mort
(note 97)
- L’amour se veut étranger à sa mémoire
(note 98)
Ou dans le texte même comme :
- Il n’y a jamais vraiment d’amours épuisés, il n’y a que des visions épuisées des amours
- L’amour c’est la mort qui vit
- Comme l’amour, l’étoile nous console la nuit venue
- L’infini refuse sa fin
Ces sentences juxtaposées les unes aux autres suivent un plan, un ordre thématique cher à Barthes dans son Fragments d’un discours amoureux ; l’absence, la jalousie, le doute la parole, la mort, etc. Ces thèmes successifs transcendent le cas individuel de « l’amoureux » sans exclure les idées générales. C’est la présentation d’une pensée sous formes de notes qui rend possible la lecture : je ne retiens d’une note que ce qui me parle puisque « Le ciel est comme un dessus de table, un fouillis chargé d’étoiles et de poussière qu’on ne voit même plus tant l’habitude se mesure à ce que nous sommes » écrit l’auteur.
D’une certaine manière, devant le travail de Gilles Laffon, on se trouve devant un monde ouvert, parcouru en tous sens de courants de pensées, par le jeu des relations et des références, des échos, des superpositions temporelles, jusqu’à l’envoi de fin de livre, déjà évoqué, qui n’est pas sans rappeler Eugène Savitzkaya et sa Célébration d’un mariage improbable et illimité. Comme s’il manipulait des jeux de « calques », Tout semble procéder ainsi. Le temps des réminiscences est parfois estompé, plus transparent que celui du présent ou d’un passé proche valorisé par le tutoiement de l’autre, de l’amour en question « toi »… Il n’y a jamais de « Je » mais des « on » (à ce propos voir l’excellente analyse d’Anne Kaufman pour les Solitaires du troupeau). Il y a bien une porosité dans l’amour, relevé par l’auteur : « L’amour boit la fable et tu nous essuies les lèvres » ou encore « Ton amour tient dans tes yeux. Tes yeux sont aussi cet univers ». Ainsi tout de suite s’installe une proximité entre l’auteur, son sujet et le lecteur.
Là encore, Gilles Laffon se situe, me semble-t-il, à la frontière : entre l’héritage – qu’il a sans aucun doute intégré à sa poétique acerbe quelque fois comme ici : « La méfiance des aveuglements nous fait perdre la vue des amours » – d’une poésie au monde sensible, aux choses du quotidien voulues humbles, tels les animaux, les courtes allusions au travail des champs… c’est-à-dire une lumière au sein de l’immanence, et l’humain questionnant l’Amour avec une majuscule.
Je ne peux développer ici l’ensemble des 265 notes tant l’abondance du propos est d’une réénergisante rareté, je veux juste en souligner la beauté tout autant que la profondeur ; l’humble beauté et l’humaine profondeur.
Michel Rousselot, 2017