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Gilles LAFFON
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A propos de "Souvenirs & Compagnie" par Jacques Gaillard, 2021.
J'avais entendu parler de cet auteur, il y a un peu plus de trois ans ; on m’avait lu quelques passages d’un texte sur l’amour que j'avais trouvé fort beau(1). Puis on m’a demandé de préfacer celui-ci. Je n’aurai pu dire de quoi il est question dans ce texte sans avoir, auparavant, lu son livre précédent Un Pseudonyme, Quelques états du nom et j’ai compris. Il y a dans ce texte cette chose qu'on trouve fréquemment dans les grands livres, quand il se produit à la fin un effet d'invisible accumulation, quelque chose qui s'enroule sur soi-même, la pensée spirale chère à l’auteur (2), un tourbillon.
Nous savons que la mémoire est le moyen à la disposition de l’homme pour lutter contre le temps échappé, ce que Proust nomme la mémoire affective, c’est-à-dire une réinterprétation des souvenirs qui évoluent et se transfigurent en nous. Cette question du temps est une affaire intime entre l’homme et sa conscience. Augustin nous rappelle qu’on peut le comprendre intimement mais non l’expliquer et tout nous conduit à ça : nos efforts qui ne sont rien d'autre que l'absence de toute issue jusqu'à la fin des temps.
Si le sens général de l’œuvre est donné par l’épitaphe de l’auteur lui-même, qui indique une recherche, une quête de soi, une identité, on comprend que Gilles Laffon a écrit ce texte pour donner forme à cette vie parallèle qui est en lui, dont on sent bien qu'elle le tiraille et l'entraîne sur les bords de l'existence, « Comme la mémoire, ta réalité est une manière de dire, non de penser »(3). Pour l’écrivain l’écriture s’inscrit dans la durée, c’est-à-dire un travail de la mémoire, il relie donc les fragments de vie afin de ne pas détruire ce mouvement des idées obsessionnelles comme celle, entre autres, de l’éternité « si ces souvenirs étaient éternels, la mémoire serait immortelle »
Le souvenir n’est pas qu’un simple motif littéraire, mais bien une présence réelle qui accompagne au plus profond de soi notre auteur dont la pudeur des événements, livrés avec retenues, ne semble ne plus le quitter depuis « le Pseudonyme ». Le sentiment de l’oubli, conjointement à celui du souvenir, porte ainsi l’expérience intérieure qu’il livre à son imaginaire poétique. Je lis et j'entends le souvenir « du givre sur le sol qui crisse sous tes pas et disparaît, le son des cloches, pour que tu comprennes bien, deux fois de suite répété, les portes vitrées et battantes claquées, le bol jeté dans l’évier et sa cuillère qui tinte ; le reproche des choses dites », mais pas à la manière réaliste, non, tout claque et se casse sans bruit, et je vois, non sans humour, la présence féminine qui semble jouer à la Galerie des Offices, emportant l'âme de celui qui l’évoque : « Ta mémoire, qui écoute son cœur, retient sa respiration quand tu tentes d’arrondir les angles de la réalité »
Le souvenir dépasse les simples limites de ce que l’on croit vivre « Jusqu’à tes huit ans tes souvenirs sont falsifiés, amenés à tricher ; ils passent entre les mots », il accentue la part de l’autobiographie, du récit, du roman d’une existence « Tes souvenirs sont moins compréhensibles que ta vie au présent ». Couches après couches, ce qui contient est soi-même contenu « Ta mémoire est une somme de soustractions, tes souvenirs une succession d’additions, les deux la main dans la main quand le souvenir pond et que la mémoire couve ». La Lecture du sou-venir est faite d’élans, de retours, de transitions, d’histoires quelques fois interrompues par le sourire et les retournements humoristiques, ou les aphorismes inscrivent les seules ponctuations. Les fragments ou para-graphes parfaitement achevés avertissent le lecteur qu’il n’y a pas de vérité stable et définitive « le souvenir ne peut être conclusion »
Chaque paragraphe complète le précédent, il y a un parcours mémorisable qui lie le livre à l’histoire du narrateur, vraie ou fausse, antérieure à l’écrit. Le lecteur va-t-il chercher à recomposer une chronologie, celle, par exemple des « historiettes » rapportées par l’auteur et résister à la tyrannie de l’instant présent ? Cela lui permettrait d’entamer à son tour le travail de la mémoire « Les deux sont dans une égale tension : le souvenir pense, la mémoire travaille ». Ces paragraphes reconstituent à bon escient le temps de l’écriture, il en rythme habilement la progression.
Le narrateur, qui n’est pas l’auteur, utilise un « tu » abstrait oscillant avec un « je » affirmé. Il semble écrasé par la fatigue des souvenirs quand la vie est âpre au quotidien, quand on est sans cesse sous ce qui semble être un étouffement de village, quand cette usure du temps, devant tant de choses vues et entendues, relève d’une menace d’affaissement : « Tu connais des souvenirs qui préparent adroitement une vengeance sur le réel ». Des souvenirs de fuite ?
Ce que nous devinons, c’est un pays qui meurt, ceux qui sont restés ; des personnages, un récit qui permet de créer une suite écrite, un dialogue avec ses propres limites, le silence, le vide, la mémoire, l’oubli, le rêve, l’absence… Avec souvent l’humour comme relais du désenchantement. Ni l’amitié, ni les rencontres des amants, n’épargnent le souvenir et n’arrachent à la solitude. Et pourtant une sollicitation puissante relance inlassablement l’auteur qui le protège de l’enlisement et des désillusions, qui rend sa demande si légère et sensible : la souvenance du premier souvenir. Celui qui forge l’identité, le nom (en ouverture du livre) « Tu te souviens uniquement pour pouvoir te ressouvenir par cœur et libérer un peu de secret, d’aveu, de regret ».
« Tu penses l’oubli comme tu panses ton souvenir » serait le mot d’ordre de ce que j’ai pu lire de cet auteur. Se soigner par la pensée et la soigner à la source. Savoir guérir de nos histoires, de nos confusions, de notre quotidien et donner à rêver nos existences « Tes oublis sont à la mémoire ce que le rêveur est à la peine, le plaisir au désir ». La Tension décrite par l’auteur entre mémoire et souvenir est au cœur du livre qui en explique les détours pour la quête du premier souvenir, cette idée de borner l’idée de l’origine : « Ta mémoire écoute sans doute trop ce que lui raconte ton cœur » sans être toutefois, ni simple mise au point, ni vulgaire bilan. On lit un monologue et sa voix propre « Pour se souvenir Narcisse, il faut de l’eau ». Ce n’est sans doute pas par hasard si l’auteur fait citation du Phèdre de Platon qui nous avertit que non seulement l’écriture est impuissante contre l’oubli mais qu’elle peut en est la cause.
Gilles Laffon déchiffre la façon dont son univers s’est créé ; « les souvenirs font des enfants à la mémoire » partant de ce constat sa mémoire entre en œuvre et c’est la langue qui écrit le souvenir : « Qui commande ses souvenirs est au garde-à-vous devant la page blanche », c’est la langue qui pense, « le souvenir pense, la mémoire travaille ». Cette langue, si belle déjà lu dans le « Pseudonyme », à la fois très travaillée et très libre, n'hésite jamais à changer de niveau selon un principe naturel que l’on connaît dorénavant dans ses livres. Oui, il y a de la délicatesse, dans ce texte, beaucoup même. La délicatesse de Gilles Laffon, se fait jour quand il évoque la Loire, les bords du Cher, la montagne, la nuit et le jour, le ciel, quand il en écoute les rumeurs comme un qui aurait peur d'en être privé bientôt
Je n'ai pas souvent l'impression de découvrir de textes importants, hors de sentiers battus et des effets, sinon banals, souvent vulgaires, mais ici la question ne se pose pas. Gilles Laffon a cette faculté de faire que les phrases qu'on lit agissent rétroactivement sur les phrases qui précèdent et se gravent dans notre esprit. On n’oubliera pas que si « Les souvenirs s’appellent, le rêve s’offre » pour mieux nous parvenir.
Il me plait d’explorer le terrain fertile de cette œuvre, ainsi que de continuer à partager cette fine et ample pensée poétique.
Jacques Gaillard
(1) La courbe d’un amour sur le satin d’un sein (deux cent soixante cinq notes pour une poétique de l’Amour), 2017
(2) La réactualisation annuelle du Manifeste Circulaire depuis 2016
(3) Les citations sont extraites des chapitres de « Souvenirs et Cie »